Edna Ace - La vérité (ma mère)

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J’ai demandé à ma mère quel objet personnel évoque pour elle d’importants souvenirs.  Elle a choisi une carte postale représentant le Queen Mary, ce navire de ligne qui l’a emmenée au Canada en 1946, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.  Elle laissait alors un pays en deuil et en désarroi pour une nouvelle vie, avec son mari nouvellement épousé, dans un pays qu’elle n’avait jamais vu.

 

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Ma mère est née le 3 septembre 1921 à Birmingham, en Angleterre.  C’est la cadette des personnages de la photo; on la voit à l’extrême droite, en compagnie de sa grand-mère Lea Wright, de son frère William et de sa soeur Eunice.  Nous sommes en 1925.  Son père, George Homer, a servi aux Indes pendant la Première Guerre mondiale.  Pendant ce temps, sa mère, Elsie Homer-Wright, élevait les enfants à la maison.  Mes grands-parents sont nés à l’époque victorienne.  Deux guerres mondiales ont marqué leur vie.  Ma mère se souvient d’une vie familiale turbulente.  Démobilisé après la Première Guerre mondiale, mon grand-père a travaillé où il le pouvait tandis que ma grand-mère s’efforçait de boucler le budget.  Ma mère se rappelle que mon grand-père a consommé beaucoup d’alcool.  Ma grand-mère ne se rebellait pas.

 

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Au début de la vingtaine, ma mère a trouvé un travail chez Lucas, un fabricant de bicyclettes.  Quand la guerre a éclaté, l’usine a été affectée à la production de pièces d’aéronefs militaires.  Ma mère se rappelle la terreur qui la saisissait quand les sirènes retentissaient, annonçant un raid aérien.  Elle savait en effet que la ville industrielle de Birmingham était une cible de choix.  Impossible, dit-elle, de deviner où les bombes tomberaient.  On courait aux abris, c’est tout.

 

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Ce portrait de ma mère a été pris après ses fiançailles avec mon père, en 1944.  Elle montre la bague qui symbolise leur amour.  Après les fiançailles, mon père est retourné à la guerre, tandis que ma mère accomplissait son devoir civil qui consistait à marquer les bombes perdues, toujours chargées, qui s’étaient incrustées dans les rues de Birmingham.  Quand les sirènes s’éteignaient, elle parcourait les rues munie de couvercles de poubelles pour indiquer l’emplacement des bombes à l’intention des soldats qui allaient les désamorcer.  Une nuit, les sirènes se sont déclenchées, mais aucune bombe n’a suivi.  Depuis le toit de sa maison, elle a vu les explosions au loin.  En larmes, elle a assisté à l’incendie de Coventry, littéralement rasée.  Elle savait que les bombes visaient en fait Birmingham.

 

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Le mariage a eu lieu le 8 septembre 1945, à Birmingham.  Puis, mon père est retourné seul au Canada; ma mère allait le suivre plusieurs mois plus tard.  C’est le Queen Mary qui l’a emmenée au Canada, comme épouse de guerre.  Ma grand-mère maternelle est absente de la photo.  Un an plus tôt, en effet, une bombe tombée dans la cour voisine a bloqué l’abri où ma mère, ma tante et elle s’étaient réfugiées.  Ma grand-mère a souffert d’un choc et en est morte.

 

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L’été 1946, ma mère laissait son père, son frère et sa soeur.  Elle détenait un passeport et un billet aller seulement sur le Queen Mary pour Halifax, Novelle Écosse.  Tôt, un matin d’été, elle se tenait sur la platforme du train étreingnant ceux qu’elle aimait et leur disant au revoir.  C’était la dernière fois qu’elle vit son père vivant.  Elle ne reverra pas sa soeur et son frère durant vingt ans.

 

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Sur le pont du Queen Mary, ma mère vit s’estomper puis disparaître les rivages de l’Angleterre à l’horizon.  Elle voguait vers sa nouvelle vie canadienne, en compagnie de centaines d’autres épouses de guerre.  Pendant la guerre, le bateau avait transporté des troupes vers l’Europe, zigzaguant sur l’Atlantique pour échapper aux radars des sous-marins.  Et voilà que le navire de ligne transportait leurs épouses.  Ma mère a conservé cette carte postale, signée par le capitaine, comme souvenir de ce rite de passage historique.

 

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Elle est arrivée au port d’Halifax le 23 juillet 1946.  Les épouses de guerre ont ensuite pris des trains en direction de l’ouest.  Son billet devait la mener à Toronto.  Pendant ce temps, mon père recevait un télégramme annonçant l’heure de son arrivée.  À Toronto, elle a été orientée vers une salle d’attente.  Elle le cherchait anxieusement parmi la foule, en vain.  Mon père avait emprunté la voiture d’un ami, mais une panne l’avait immobilisé sur la route de Toronto.  Assise en compagnie d’autres épouses de guerre que personne n’était encore venu chercher, elle écoutait les anecdotes qui circulaient sur d’autres femmes britanniques retournées en Angleterre parce que leur mari avait en réalité déjà convolé avec des Canadiennes.  Le lendemain, mon père arrivait. Ils étaient enfin réunis.

 

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Les premières années ont été difficiles.  Ma mère était arrivée en été et n’avait aucune idée du froid, de l’obscurité et de la longueur de l’hiver.  En plus, elle portait son premier enfant.  La tension et l’isolement avaient fait leur oeuvre : ma soeur Carol Ann est née avec un trou au coeur.  L’hôpital n’était pas prêt à une telle situation.  L’opération qui aurait pu la sauver ne se pratiquait qu’à Toronto.  Ma soeur est morte deux jours après sa naissance.  Ma mère ne l’a tenue qu’une seule fois dans ses bras. 

 

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Ces photos sont celles d’un pique-nique en compagnie de mes tantes Christine et Vena.  Curieux endroit : le chemin qu’on voit au loin mène à l’école résidentielle St. Joseph, sur le bord de la rivière Spanish.  Nous sommes donc à quelques pas des jeunes enfants indiens qui y sont enfermés, à quelques pas du lieu où ma grand-tante en uniforme a posé avec mon père, encore bébé, dans ses bras.

 

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Mon frère est né le 19 octobre 1950, à 17 h.  La grossesse s’est déroulée sous l’emprise de l’émotion après la perte d’un premier nourrisson.  Heureuse d’accoucher d’un enfant en santé, ma mère a noté pendant un an les progrès du bébé dans un journal intitulé Our Own Baby (Notre bébé).  Elle a tenu un registre rigoureux de sa taille et de son poids; elle a noté l’apparition de sa première dent et tous les cadeaux reçus.  Elle a aussi conservé une mèche de cheveux récupérée à la première coupe.  

 

 

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Je suis né le 7 avril 1958.  Ma mère m’a dit que j’avais été le dernier, parce que le poids de ses nouveau-nés allait croissant.  Je pesais dix livres à la naissance...  Je me rappelle de ma mère comme d’une femme forte; et j’allais d’ailleurs mettre cette force à rude épreuve!  Quand j’avais 5 ou 6 ans, j’allais souvent jouer dans la cour d’école près de la maison, sur la glissière d’évacuation en cas d’incendie.  La glissière, tubulaire, faisait deux étages; elle était en métal.  Nous adorions y grimper par l’intérieur pour ensuite glisser vers le sol.  Un jour, je me suis appuyé sur la trappe qui ouvrait sur la glissière, tout en haut.  La trappe s’est ouverte.  Mes amis et moi avons rampé à l’intérieur et... mis la classe sens dessus dessous.  Le concierge était lui aussi dans l’école.  L’entendant venir, nous avons sauté par la trappe, glissé au sol et couru à la maison.  Plus tard ce soir-là, ma mère a eu vent de l’intrusion et des dégâts.  Elle nourrissait quelque soupçon.  En me déshabillant pour le bain, elle a découvert des traces de colle sur mes pantalons.  Elle m’a alors raconté que des garnements étaient entrés à l’école par effraction et avaient causé beaucoup de dommages.  « Je me demande bien ce que ces mauvais garçons ont fait là ».  Et moi de répondre « Ils ont renversé des vases à fleurs sur le sol et collé les pupitres au plancher... »  Elle m’a obligé à y retourner, à confesser le mauvais coup et à présenter des excuses.

 

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Ma mère a été témoin de profonds changements.  Elle a affronté l’adversité avec un immense courage durant la Deuxième Guerre mondiale.  Elle a quitté sa patrie par amour et a embrassé une vie nouvelle et une famille élargie avec beaucoup de respect et de dignité.  Elle a accepté la mort de son premier né avec humilité et en a porté et élevé deux autres.  Elle a été une mère aimante et attentive, sacrifiant beaucoup pour sa famille et ses amis.  Elle m’a enseigné à me battre pour apprendre, m’encourageant devant chaque succès et devant chaque échec.  Elle a vécu avec honnêteté et intégrité et a toujours placé les autres en premier.  En 1996, elle a subi une chirurgie cardiaque, dont elle s’est relevée avec un sens renouvelé de la vie.  C’est par son ardente détermination qu’elle représente tous les présents sacrés.